Construire un univers I. Création de langue 102

102. La trame sonore: les phonèmes

Après la brève introduction sur le sujet, je commence donc ici une série de rubriques portant sur la création d’une langue fictive. Nul besoin de connaitre la linguistique, nulle nécessité de connaitre d’autres langues — quoiqu’en connaitre d’autres ouvre de belles perspectives d’interprétation du monde. Je vous guide pas à pas sur la technique que j’ai utilisé moi-même pour mon projet principal.

Au commencement étaient les phonèmes

Le langage humain est d’abord un code sonore (mais pas que, cependant, nous arrêtons ici pour l’instant). La plus petite unité de langage est le phonème, c’est-à-dire, chaque petit son distinctif. Les phonèmes ne correspondent pas au code écrit, par exemple, “ph” est le phonème /f/ et “eau” est le phonème /o/. D’ailleurs, je vous invite à vous familiariser tout de suite avec l’alphabet phonétique international.

Les phonèmes sont modulés par la cavité buccale, la cavité nasale, la gorge, la langue, les dents, les lèvres, les poumons et les cordes vocales. L’appareil phonatoire a ses limites physiques — sans oublier les individus qui ont une incapacité dans ces zones, où des créatures qui ne les ont simplement pas — mais aussi un impressionnant potentiel acoustique. De nos jours, on estime la capacité humaine à plus de 150 phonèmes. La majorité est des consonnes, mais n’empêche, ça ouvre la porte à l’imagination, à s’y perdre? Par où commencer?

La façon la plus simple de créer une langue est d’en copier une. Prendre ses sons, ses structures, changer les mots. L’autre façon — la plus riche j’oserais dire — est de commencer du début: les phonèmes donc. Mais qui sont-ils?

Consonne, voyelle, consonne, consonne, voyelle…

Les voyelles sont sonores. Elles sont vibrantes, contrairement au bruit de certaines consonnes. Les cordes vocales sont toujours impliquées dans leur production et la résonance du système phonatoire est sollicitée, totalement ou partiellement. Elles peuvent être courtes (patte, hotte), longues (pâte, hôte), appuyées (maría, mary) ou tonales (/mà/, /mă/) comme dans plusieurs langues asiatiques.

schéma de son
« sons complexes » dans Éléments de phonétique avec application au français, de Pierre Martin

Certaines consonnes sont des bruits (ch, p, t), lorsque les cordes vocales ne sont pas sollicitées. Les autres sont des sons (m, b, j) un peu comme les voyelles, mais avec une modulation. La friction, l’occlusion (partielle ou totale), le clic, le trille et bien d’autres effets peuvent faire une modulation de la sortie d’air, accompagné ou non de voyelles.

Je ne couvrirai pas la création de langage non sonore. Si votre intérêt s’y trouve, j’imagine que vous pouvez substituer les éléments de base au vôtre pour arriver à construire ce système. (Par exemple, au lieu de son, vous partez sur des odeurs ou des lumières, à vous de définir les unités de base.)

Un langage enfile les consonnes et les voyelles les unes à travers les autres pour faire des chaines de phonèmes, et donc des mots. Il arrive que certains phonèmes soient simultanés. Par exemple, la double consonne /kp/ ou /gb/ ou les diphtongues (voire triphtongues) telle que /iau/ (très ancienne prononciation de “eau”) ou /au/ comme dans house ou haus. (Le /u/ phonétique est le “ou”, le /y/ phonétique est le “u”). Les concepts de diphtongue ou double consonne sont parfois déclamés, certains voient là plutôt des semi-voyelles, semi-consonnes. L’important n’est pas la classification, mais l’existence de ces sons.

Ok, où allons-nous? La phonétique semble infinie. Il va donc falloir faire de la phonologie. La différence entre ses termes est si simple, et vous allez l’aimer: la phonétique est l’ensemble connu des sons humains (les quelques 150 phonèmes), la phonologie est l’ensemble (normatif) d’une langue précise. Si le français tourne autour de 36 phonèmes, il s’agit là de sa phonologie, et non de sa phonétique. La phonétique du français prendrait en compte toutes les minuscules petites variations locales ou individuelles sur la prononciation, ce qu’on appellerait communément, l’accent. (À retenir pour plus tard…)

Phonologise-moi ça, s’te plait.

Les langages les plus minimalistes au niveau des voyelles utilisent à peu près toutes les mêmes. On peut dire que ces voyelles sont la base. Il s’agit de /a/, /i/ et /u/ (ou plus rarement /o/). Le truc avec n’importe quoi, c’est de commencer simple. Sur l’image ci-dessous (qui ne mentionne pas les voyelles nasales), focalisez-vous seulement sur ce qui est en vert, ok? Ça fait moins peur. Au centre de ce triangle dit vocalique, se trouve le schwa, ce cher phonème “neutre” qui ne demande aucune articulation particulière.

triangle vocalique simplifié
triangle vocalique simpifié, source d’origine

Les zones vertes, à l’oreille des natifs d’une langue avec ces trois sons de bases, recoupent d’autres nuances phonétiques. C’est comme un anglais qui n’entend pas la différence entre ou et u, et un français qui ne capte pas trop trop non plus la différence entre sleep et slip. C’est parce que le langage appris ne discrimine pas entre ces sons. Si les gens, dans les faits, les prononcent, ils ne sont pas perçus comme des voyelles différentes, mais comme des accents (c’était ça à garder en mémoire, je dis ça, c’pour enrichir votre univers…), comme des différences non significatives. Cependant, si vous voulez complexifier votre système de voyelles, commencer par inclure d’autres sons (sans négliger les nasales comme un, on, in, an).

Un mot sur les nasales: elles sont pas compliquées. Il suffit de prendre une voyelle et la faire résonner en plus dans la cavité nasale. En français, il y a le /ɛ/, /a/, /œ/ et /ɔ/ (è, a, eu, o ouvert) qui ~nasalisés~ deviennent /ε̃/, /ã/, /œ̃/ et /ɔ̃/ (in, an, un, on). Facile? Maintenant, si le /i/ était nasalisé, ou le /y/? Ça ouvre toute une autre sonorité, non?

Les consonnes sont beaucoup plus nombreuses. Le graphique le plus simple que j’ai trouvé est celui-ci et je suis pas sure qu’il soit complet:

tableau de consonnes
Éléments de phonétique avec application au français, de Pierre Martin

Faites vos choix. Ah, tiens, je peux quand même expliquer un peu les termes:
labial: lèvre supérieure
dental: dents supérieures
apical: bout de la langue
alvéolaire: alvéoles dentaires (entre le palais dur et les incisives)
dorsal: dos de la langue
palatal: palais dur
vélaire: palais mou
uvulaire: luette
radical: racine de la langue
pharyngal: pharynx
glottal: glotte

Grosso modo, une partie de la langue fait occlusion ou constriction à un endroit dans la bouche et cela crée tadam! une consonne! Besoin d’un dessin? (Je vous jure, ce sera pas moins clair). Bref, le choix est très vaste pour les consonnes. Partez de vos sons connus, inspirez-vous de particularités d’autres langues, agglutinez tout ça, ça vous fera une sonorité bien à vous. Faites-vous un beau tableau bien cordé.

J’imagine qu’une langue qui a peu de voyelles utilisera soit beaucoup de consonnes, soit beaucoup de tons. À l’inverse, une langue avec une multitude de voyelles pourrait être plus radine sur les consonnes. Si on se fie à tout ce qui est humain, il n’y a rien d’universel. Alors, aucune règle ne tient. Seulement, si vous voyez, en créant vos mots, que vous manquez vite de son, bein… ajoutez-en.

N’hésitez pas à vous inspirer d’une langue réelle. Pour ma part, j’ai créé la langue bassate avec des sonorités germaniques (allemand, néerlandais). J’ai retiré le /v/ pour ne garder que le /f/ et la récurrence de /y/ ou /ø/ y donne vraiment une touche particulière. Pour ma langue noise, je me suis tournée vers le latin, l’espagnol ou l’italien. J’ai par exemple conservé l’interversion entre /v/ et /b/ de l’espagnol. Je n’ai pas de /o/, juste le /u/. J’aime bien cet axe germanique/latin pour représenter les deux antagonistes de mon univers.

Premier palier

Pour finir ce volet élémentaire, je conseillerais d’éviter une multitude de sons similaires. Par exemple, prendre trois sortes de “a” mais aucun “ou”, aucun “o”, ça va vite sonner pareil. Sans oublier que, dans la vraie vie, les sons similaires finissent par se fusionner. On peut l’entendre en français où la distinction entre “a” et “â” s’amenuise, pour ne nommer qu’une seule tendance en cours.

Comment avez-vous trouvé ce premier volet? Des choses à clarifier, à corriger? Sentez-vous que la création d’une langue pourrait être plus facile à présent? Ce n’est que le début. Je vous invite à faire l’exercice de vous faire une liste de phonèmes qui déterminera la sonorité particulière de votre langue. Quelles sont les langues qui vous inspirent par leur sonorité? Quelles petites caractéristiques font que vos choix de phonèmes sont différents de ce qui est connu? Des préférences phonétiques?

Prochain étape: la morphologie

Photo par Mark Rasmuson

6 commentaires

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  2. Quel manuel !
    Pour quelqu’un de relativement peu intéressé par le sujet (qui m’a toujours semblé abscons), c’est une introduction très claire. Je retiens surtout le fait que l’on n’utilise parfois pas nos cordes vocales pour faire certains sons (quelques consonnes si j’ai bien compris) alors que j’aurai mis ma main à couper que celles-ci vibraient toujours d’une manière ou d’une autre… Je me coucherai moins bête !

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