Publié dans la revue Saturne, vol. 1, mai 2019
Oh, nous les voyons. Ils dansent et chantent devant nous — proies inatteignables — nous avons faim, toujours faim — croquer, mâcher, broyer. Éternel abysse de nos tripes pourries. Nous les regardons exulter sous notre nez, leur odeur de chair fraîche, sous nos yeux gelés. Nous sommes statues de glace en marche, monuments arrêtés par la neige. Nos corps morts encore veulent broyer. Mâcher. Croquer. Prendre les leurs, les fondre à nous. Que leur peau devienne nôtre, leurs dents, leurs nerfs et leurs muscles, notre masse à tous. Devenir nous.
Nous les entendons. En hiver, les vivants nous percutent de leur tapage au creux des oreilles. Tambours, cris, polyphonie. Sans honte. Sans considération pour notre mort. Les bébés naissants hurlent, les couples jouissent — croquer, broyer, mâcher — ainsi les rendrons-nous silencieux, défunts — proies inatteignables. Leur arracher la trachée. Que leur bruit devienne nôtre, leur gorge, leurs cordes vocales, leur langue. Notre grognement.
Nous les sentons. Sudation poisseuse, haleine chaude, cuisson de lard et bouillie avariée. Ils empestent notre monde pendant que nos désirs — broyer, croquer, mâcher — notre famine obsède nos mémoires. Proies inatteignables — un appât sous notre regard gelé. Le temps hivernal s’est cristallisé dans nos cellules. Les éventrer, tripes dehors, viscères dégoulinants, la gangrène se répand. Que leur puanteur se mêle à la nôtre, moisissure, putrescence en danse vénéneuse, notre pourriture à nous.
Prisonniers des glaces, condamnés à observer la race d’humains s’empiffrer, se branler, se réchauffer ensemble, dans la sueur, contreplaqués les uns sur les autres pour vivre. Leurs besoins mammifères nous ostracisent.
Le vent écharpe nos jambes. Plaines blanches de ses cristaux acérés. Érosion de nos cuirs et lèvres morcelées. Nos nez noirs, doigts et orteils rongés par l’air si cru, nous nous asséchons dans un vide crayeux. Nous sommes forêt momifiée, errance sans racines, figée. Progression arrêtée l’instant d’un hiver.
Les pupilles givrées, la faim insatiable — croquer, mâcher, broyer — proies inatteignables. Sous notre regard de sculpture congelée, les vivants chantent et dansent, se réjouissent de notre absence jusqu’au printemps. Notre règne renaitra à la fonte. Notre charogne liquéfiée aura coulé de nos os, mais d’autres viendrons par masses. Par vagues. Par hordes macabres et inlassables.