302. Mes aïeux et la généalogie
Afin de pouvoir personnaliser une langue fictive, il faut explorer certaines structures culturelles. La plus confortable d’approche pourrait être la généalogie. Les générations, les lignées, les fratries, les liens biologiques et artificiels sont tout autant de méthodes qui permettent de montrer comment une perception du monde se déploie. Il est très simple en fiction — sans même avoir à faire une langue à part entière — de simplement incorporer des mots filiaux particuliers pour tout de suite colorer le texte.
Le sang des lignées
Un arbre généalogique est l’architecture génétique d’une famille. Il s’agit ici de structurer cet arbre avec des mots et un graphique. Il est intéressant de voir comment l’on nomme chaque élément, comment ils se répondent ou non, comment ils coexistent. Leur absence aussi est très évocatrice.
Prenons un modèle de base typiquement occidental, en français. Dans le graphique ci-contre, à la ligne du bas, il y a l’individu référence en triangle. Les femmes sont des ronds, les hommes sont des carrés. Chaque ligne représente la même génération. Donc, à partir du triangle, les enfants issus des mêmes parents biologiques sont soeurs pour celles de sexe féminin, et frères pour ceux de sexe masculin.

Leurs parents en deuxième génération sont mère et père, la fratrie de ces parents se nomme oncle et tante. En revenant à la première génération, les enfants de ses oncles et tantes sont des cousins, cousines. En montant à la troisième génération, il y a les grand-mères et les grand-pères, incluant les fratries grand-oncles et grand-tantes, etc. Bref, ce modèle trace une distinction entre la lignée familiale proche du point de référence (le triangle). Il n’y a pas de distinctions si les cousins, oncles ou tantes sont de la lignée maternelle ou paternelle. Il y a une distinction dans la lignée immédiate, entre les parents (père, mère) et leur fratrie (oncle, tante).
Variations sur sept thèmes
Le modèle occidental est dit modèle inuit… parce que y’a pas seulement l’occident qui fonctionne ainsi. Le trait principal de ce système est la distinction entre la génération proche (frères et soeurs, père et mère) et celle des cousins, oncles et tantes. Des termes différents existent pour les distinguer. Des modèles, il y en a sept. Ceci était le premier.
Pour les mordus de linguistique: Contruire un univers I. Création de langue en 5 étapes
Le second est similaire. La distinction entre fratrie immédiate et les cousins de premiers degrés est inexistante dans le modèle dit hawaïen. Les oncles et tantes ont les mêmes mots que mères et pères, les cousins sont par conséquents des frères et des soeurs. Il n’y a pas non plus de distinction entre la lignée paternelle et maternelle. Ça reste relativement simple, mais pour garder la compréhension facile, nous verrons d’autres détails à la fin.

Le système iroquois ressemble à l’hawaïen en ce qui concerne l’attribut mère et père pour les oncles et tantes…. mais il y a une différence. Dans la structure hawaïenne, tous les oncles et tantes sont des pères et mères. Dans le système iroquois, seulement les soeurs de la mère ont le titre de mère et les frères du père ont le titre père. Les autres de sexe opposé portent l’équivalent du terme oncle et tante. En suivant cette structure, les enfants ont les mêmes mots associés à leur catégorie. Ceux qui viennent des mères et des pères sont des frères et soeurs, ceux qui viennent des oncles et tantes sont des cousins.
Généalogie plus complète
Un quatrième système qui en jette est celui du soudanais. Et si chaque rapport familial était différent pour chaque relation possible? Dans cette perspective très descriptive, la distinction entre la lignée maternelle et paternelle entre en considération. La soeur de la mère (tante maternelle) a un terme différent pour la soeur du père (tante paternelle). Les enfants de ces souches ont donc des termes différents de l’un et l’autre, tout en se distinguant de la fratrie immédiate. Ces cousins, déjà distingués par la lignée maternelle ou paternelle, ont aussi un terme différent s’ils viennent du frère ou de la soeur du parent. Les grand-parents aussi peuvent être étiquetés différemment selon la lignée. Autrement dit, chaque possibilité aboutit à en un terme particulier. Confus, mais précis.

En cinquième lieu, la structure absaroka (ou crow) déroute. Similaire au système iroquois, elle fait un tour de force transgénérationnel. Là où la soeur du père est une tante, la fille de cette même tante est aussi… une tante. Et ce n’est pas tout! Le fils de cette tante paternelle devient le père. L’héritage se transmet ainsi: l’enfant héritier est le fils de la soeur du père, et non le fils direct.
Si ce dernier système est possible, son miroir aussi. La structure omaha fait l’opposé par la lignée maternelle. Le fils de l’oncle maternel devient un oncle, et sa fille la mère. Si la méthode iroquoise est davantage matrilinéaire en passant pas la soeur paternelle, l’omaha est patrilinéaire en passant par l’oncle maternel. (On conclura que c’est quand même pour qu’un homme hérite…)

Dernière mais non la moindre
La septième structure est la plus impressionnante. Il faut pour mieux la saisir comprendre la distinction entre cousins parallèles et cousins croisés et avoir une vue d’ensemble encore plus large. Ce système est appelé dravidien et la base ressemble au système iroquois.
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Les cousins parallèles sont ceux issus de la même lignée maternelle ou paternelle. Soit le fils du frère du père est un cousin parallèle. Le fils de la soeur du père est un cousin croisé (et inversement du côté de la mère). La distinction se fait par le sexe de la génération précédente au point de référence (oncle ou tante par rapport au père ou la mère).

Le modèle dravidien évalue donc qui aurait pu être un partenaire — dans cet arbre généalogique — pour la mère et le père et considère les enfants de ces conjoints externes comme des cousins parallèles. Pourquoi? Pour définir quels cousins sont de potentiels partenaires et quels sont inadmissibles.
Perdu dans ces structures?
S’il est difficile de s’y retrouver, c’est bien parce que ces structures ne peuvent pas être simplement traduites mot pour mot. Il y a une procédure dans la définition des termes filiaux. L’idée, dans le cadre de création de langue, est de comprendre qu’un simple copier-coller n’est pas toujours envisageable. La manière dont on perçoit les liens familiaux sera reflétée dans le langage et dans les relations maritales familiales ou les tabous d’inceste. Tout dépend de la structure.
Vidéo explicative: Family Trees in Other Languages
Pour ajouter à tout ça, on peut aussi envisager tous les à-côtés non mentionnés par la simplification de ces structures. Existe-t-il des enfants illégitimes? Ont-ils un terme à part? Que faire de l’adoption par rapport au lien biologique? Est-ce que l’adresse de l’un à l’autre change selon le sexe du référent? Les conjoints externes à la famille portent-ils le même nom s’ils sont de mêmes sexes que leur partenaire? Y a-t-il plus de deux genres? Qu’en est-il des termes plus familiers comme maman ou tonton?
Le sexe, mais pas que
Certains de ces modèles ci-haut font aussi une distinction par âge: un petit frère n’est pas le même terme qu’un grand frère, etc. Et la belle-famille dans tout ça? Les combinaisons sont infinies, vraiment. L’arbre généalogique classique relève seulement les mots des générations précédant le point de référence. Qu’en est-il des descendants? Pour choisir les termes filiaux, il faut autant aller en amont qu’en aval. Quels mots pour neveu et nièce, pour fils et fille, petit et arrière-petit? Ces mots devront conserver la logique de la structure choisie, les mêmes distinctions ou similitudes. Dans le cahier d’exercices donné avec mon infolettre, il y a des tableaux tout prêts à votre disposition!
Avez-vous pensé à un modèle différent de celui qui vous est familier? Comment l’incorporez-vous dans votre univers, votre histoire? Y a-t-il des distinctions particulièrement significatives dans votre vocabulaire? Comment expliquez-vous des possibles incohérences?
Photo à la une: Laura Cortesi
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