L’accent des Froysanglés

Je travaille présentement sur un gros projet littéraire en Fantasy. Pour l’un des peuples de mon univers, qui vit dans les montagnes, j’ai pris le temps de leur faire une manière de parler bien à eux. Sans aller dans la langue inventée, je suis restée sur la même, mais avec des variations locales. La linguistique est un domaine que j’adore et j’ai eu un plaisir fou à trouver ces particularités différentes pour leur accent, sans pour autant perturber la lecture.

Sanglefroy et sa musicalité

Tout a commencé avec un personnage. C’est une femme, qui pour des raisons d’alliance politique, se retrouve dans une autre région que la sienne. Merime, native de Sanglefroy, débarque en Narse. Jusqu’ici, rien d’extravagant. Je ne sais plus à quel moment j’ai eu envie de lui donner une couleur particulière, mais graduellement, elle a développé une manière bien à elle de parler.

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Comme la langue du roman est officiellement le narsque, mais qu’en fait je l’écris en français, les gens parlaient tous de la même manière. C’est peut-être pour faire ressortir son côté d’étrangère que Merime a coloré de plus en plus son discours. Juste à l’entendre, les personnages savaient qu’elle venait d’ailleurs.

Inspiration langagière

Je me suis fortement inspiré du vieux français. Je crois que le premier élément que j’ai ajouté est le «r» roulé. Ma grand-mère le roulait et je suis restée avec une impression romantique de cette sonorité. Graduellement en français, le «r» roulé a disparu. Il persiste peut-être dans certains lieux secrets, mais il se fait très rare. Pour Merime, et les gens de sa montagne, c’est devenu une marque particulière de leur identité langagière. Merime en est d’ailleurs bien fière.

Le deuxième élément est la diphtongue io. Anciennement en français, les trois lettres eau se prononçaient indépendamment, en triphtongue, i-a-ou, puis le son s’est maintenu longtemps sur seulement -io, pour finir, en français actuel par -o. J’aimais bien cette évolution, dont on perçoit encore la trace, au Québec, avec le mot seau, qui se dit parfois siau.

Dans mes écrits, je ne peux pas marquer le «r» roulé, sauf en le mentionnant dans la narration. Cependant, la diphtongue -io peut être visible. Dès qu’un mot contient le graphème eau, je le change en iau, comme avec biaucoup, trainiau, iau, biau, etc. Ça trouble un peu au début, mais on s’y fait, surtout que ça ressemble au mot matériau, par exemple.

Quand j’étais petite, il y avait une voisine qui n’était pas de ma région et elle prononçait les oi en un beau bien marqué. Je me suis dit que cette variation était bien différente du que l’on connait un peu plus. Si tous les –oi des froysanglés sont prononcés ainsi, je trouvais lourd de le porter à l’écrit à chaque fois. Cependant, il est bien là, souvent sur les mêmes mots, pour en souligner la présence.

Puis, les expressions

Maintenant que j’avais une sorte de tonalité propre à la région de Sanglefroy, qui était assez légère pour la lecture, j’ai approfondi. Au fil du temps et surtout lorsque j’ai travaillé sur ma novella Volontaire, qui se passe exclusivement en Sanglefroy, j’ai trouvé quelques expressions plus typiques de la région.

Toujours en partant du vieux français, j’ai réinstauré la négation avec les formes point ou guère, mais seulement pour les Froysanglés. Ainsi, je ne sais pas devient en Sanglefroy je ne sais point, ne sais guère. Graduellement, la forme ce a pris plus d’importance. J’ai commencé à remplacer ça par ce et donner à l’accent froysanglé une saveur très différente. Ce me convenait bien.

Je crois que cette idée m’est venue à la découverte de la vieille expression, que j’ai vue dans un dictionnaire du vieux français, ne ce ne quoi. (Le ne est en fait ni). Cette phrase veut simplement dire: ni quoi que ce soit. Et bien, c’est maintenant une expression de Sanglefroy, qui se retrouve sous cette forme: ni ce ni quoâ.

J’ai découvert aussi une autre rythmique du langage de Sanglefroy, toujours avec ce ce si particulier. Je me suis rendu compte que les Froysanglés ne l’élidaient que très peu. Par exemple, oralement, on va souvent dire parc’que j’peux. Et bien, en Sanglefroy, on aura tendance à dire parce qu’j’peux, comme si le ce devait être appuyé.

En écrivant ma novella Volontaire, Merime m’a sorti une phrase que j’ai trouvé tellement classe que j’en ai fait une forme officielle de la langue de cette région. Au lieu de dire qu’elle le jurait solennellement, elle m’a lancé: je m’en assermente. Lorsque j’ai présenté cette formulation à mes collègues écrivaines, elles ont tout de suite compris ce que je voulais dire. Même que l’une d’elles, Jeannie C., en a fait une caricature, signe que ça plaisait bien.

Exemple à l’écrit

Pour mieux illustrer comment j’arrive à écrire cette manière de parler, rien de mieux que de te le montrer.

«Nos registres: le recensement, les événements, les échanges commerciaux, les naissances, décès ou mariages, tout ce. Je m’disais qu’vous saviez surmonter ce. Lorsque vot’ mère est décédée l’automne précédent ou quand le nouviau compagnon d’une de vos anciennes compagnes a fait un partenariat avec vous pour consolider vos avoirs. C’doit point être facile: vivre ces échecs pour toujours quérir la réussite. Vous avancez, Menrod, malgré ce. Vous lâchez point, vous trouvez moyen. Vous cherchez toujours votre maçon. Et je m’disais qu’ces qualités chez un homme me… ravissent, en vrai. Et je pourrais, moâ, courtiser un tel homme.»

Volontaire, extrait du premier jet
écouter l’extrait

Pourquoi m’y tenir?

C’est assez peu commun en français de voir une transcription du langage plus proche du locuteur. (Cas d’espèce, La Sagouine, d’Antonine Mailllet qui en tire tout son charme). J’ai l’impression qu’on a une sorte de blocage qui nous fait miroiter une homogénéité inexistante. J’y tiens, dans mon texte, à cette différence. Elle parle des régions linguistiques du français qui sont vues de haut, elle parle d’une diversité négligée, elle parle également d’une glottophobie sournoise malheureusement très vivante dans la francophonie.

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Les Froysanglés, ils vont parler dans mes textes comme je les entends, parce que je crois à la variété du français dans toutes ces moutures. Dans le cas de Merime, ce qui est intéressant c’est qu’elle est une femme instruite et que pour une fois, sa variété de langue n’est pas une dévalorisation sociale. Et tu sais quoi? Mes lecteurs, ils s’habituent.

Photo à la une: Renato Muolo

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