En février 2012, j’écrivais la première scène de ce qu’allait être mon plus gros projet littéraire à vie. J’ai senti, dès ces premiers chapitres, que je tenais quelque chose de majeur pour moi, que si je n’arrivais qu’à écrire une seule œuvre, ce serait celle-là. Il m’était impossible encore d’en voir l’ampleur, mais je la pressentais. J’étais loin de penser qu’elle allait me prendre plus de dix ans. Mais comment durer dix ans sur un même projet? Je te parle de mon parcours afin de voir ce qui le rend si tenace.
Dissidents
Ce roman de Fantasy de moeurs est l’émancipation par des luttes non violentes d’une nation politiquement neutre coincée entre deux États belligérants. Cette histoire est vécue par Merime, jeune veuve au conseil de Narbrocque; Miliac, homme intègre dévoué auprès des gens; Vièle, guerrière qui apprend à connaitre sa sensibilité; puis Loec, forgeron sans famille en quête d’attachement.
Au début de la rivière
J’étais en sécheresse. Après mes études universitaires et mon début de vie adulte dans les méandres du travail à temps plein et du devoir citoyen, je n’écrivais plus. J’avais balbutié quelques petites nouvelles et petits poèmes avant ce temps, puis plus rien. Blocage, manque d’idées, rien à dire même si j’avais une manière de le dire. Je tenais dans mes dossiers secrets, presque honteux, quelques romans avortés. J’avais ce constat devant moi: je ne terminais jamais mes gros projets.
Comme tout un chacun, je m’évadais dans les séries télé, les fictions, les jeux vidéos: triste vie sans envergure créative. Depuis ma découverte du jeu Morrowind, j’étais fan de la série The Elder Scrolls et en novembre 2011, le chapitre V Skyrim s’apprêtait à sortir. Quelqu’un sur le forum du jeu disait qu’il attendait sa sortie en écoutant la musique de Wardruna. Première étincelle pour moi.
J’ai joué longtemps à Oblivion, le chapitre IV de cette série. Une fois m’est venu un rêve de cet univers et j’ai décidé de l’écrire et d’en faire une courte nouvelle. Deuxième étincelle. Il m’était possible d’écrire de la Fantasy, domaine que je n’avais jamais exploré dans mon écriture. J’en lisais, j’en visionnais, mais jamais je n’avais envisagé d’en écrire.
La dernière étincelle a été un autre rêve où j’ai vu une souveraine donner en mariage son fils. J’ai d’abord aimé l’inversion. Et à partir de là, d’un décor rustique près de Skyrim et de mon propre territoire, je me suis demandé pourquoi ils arrangeaient un mariage, que pouvait motiver des gens à vêtir ce rôle, quels étaient les enjeux?
Aussi, j’avais remarqué que les histoires de ce genre présentaient toujours deux réalités: soit celle où le couple se hait parce que leur union est forcée, soit celle où le couple apprend à s’aimer et à se respecter. Cependant, jamais cette dernière possibilité n’était racontée. On n’en voyait que le résultat. Et si moi, je racontais ce déroulement?
Les histoires, surtout dans le genre imaginaire, commencent toujours avec et si? Ces trois étincelles ont suffi. Je me suis remise à imaginer une histoire qui était totalement différente de ce que je faisais auparavant.
Rencontre de personnages
D’abord, il y avait cette femme qui acceptait l’union proposée par cette souveraine. Loin de moi l’envie d’écrire une romance insipide avec comme fond un irrespect majeur sur le consentement. J’ai creusé les motivations profondes qui la porteraient à choisir une alliance politique de ce genre. Ce détail m’était crucial: le choix. Ce personnage s’est avéré être la porte d’entrée dans mon univers. J’ouvre et clore la saga avec elle. Lorsque je bloque à l’écriture, c’est souvent vers elle que je reviens. Ce qui est d’autant plus fascinant, c’est que Merime est loin d’être un livre ouvert.
Article à propos du personnage Merime: Prendre rendez-vous avec son personnage
Puis, dans cette intrigue de base qui se dessinait, il me fallait donc découvrir qui était cet homme qu’on lui proposait. Miliac, j’ai compris assez tôt, acceptait ce rôle afin de permettre aux autres de solidifier une alliance politique. S’il pouvait être le pont pour qu’une étrangère fasse son travail de conseillère afin de tisser des liens entre deux régions, tant mieux. Si elle acceptait, après une période d’apprivoisement, de porter son enfant, tant mieux. Si lui pouvait ne pas être pris dans les enjeux politiques de sa famille et n’être que ça, tant mieux. Mais Miliac a mis un doigt dans un engrenage qui l’amènera à s’investir de plus en plus.
Au départ, je voulais faire du meilleur ami de Miliac un personnage important. Le père Darctier a eu le malheur d’avoir plusieurs enfants et son ainée, une jeune femme qui souhaite prendre les armes, a juste, un beau matin, carrément pris sa place de protagoniste principal. Vièle aime bien son papa, mais franchement, son histoire est beaucoup plus palpitante. Vièle est dans l’action, le mouvement, elle vit les conséquences des grands enjeux et agit à son échelle avec une sensibilité étonnante pour une femme d’armes.
Et elle a un très bon copain forgeron. Copain, ami, amant, conjoint… ce glissement est délicat et ils ont dû l’apprivoiser à chaque étape. Et puis, Loec, il est tranquille, il pense pas très haut. Lui, il comprend le monde avec ses mains, à travers son art du fer. Il a été le dernier protagoniste à s’ouvrir à moi. Au départ, il était vide, insipide, très passif, surtout après le premier tome. Puis, j’ai trouvé la corde avec laquelle lui parler. Il préfère que je l’accompagne dans la narration, plutôt que de le présenter de l’intérieur. Étonnamment, ce lien est devenu très intime.
Comment j’ai appris à raconter Loec: Loec, ce Gary Stu
La mer et la nordicité
Quand je lis un roman, j’aime bien que le lieu de l’histoire soit ailleurs qu’aux États-Unis. J’aime voyager à travers ce que l’auteur raconte et il va le raconter avec d’autant plus de justesse, il me semble, que s’il nous parle d’un territoire qu’il a connu. On le sent tout de suite; il y a une justesse dans le ton employé.
Pour ma part, je me vois mal, dans cette perspective, raconter une histoire qui se passe dans un ailleurs que je n’ai pas expérimenté. Je ne dis pas que c’est impossible, mais je trouve en fait que je manquerais de fidélité, si tel était le cas. Mes histoires, je les raconte dans mon territoire. Si j’ai longtemps cru que ce bout du monde n’avait rien de palpitant, j’ai finalement compris que pour autrui, il était totalement exotique.

J’ai d’abord situé le lieu de mon histoire sur un littoral près de la mer. Je ne connais pas l’océan, mais je connais la mer: ses marées, son varech et son iode, sa salinité, ses vents. J’ai grandi dans ce décor et j’ai voulu m’en inspirer. Graduellement, la mer s’est retirée de mon récit — toujours présente à ronronner — et la nordicité de mon territoire a pris plus d’importance.
Ma saga Dissidents est plongée en plein coeur de la forêt boréale, sur la croute terrestre rocheuse et éternellement ronde du Bouclier canadien de Charlevoix, le Moyen Nord de la Haute-Côte-Nord, les plaines ondulées de la fin des Appalaches et pourquoi pas, un peu des Rocheuses canadiennes que je rêve toujours de voir un jour. C’est de ce territoire que je parle.
La naissance
Mais dix ans, c’est long. J’ai écrit les trois premiers tomes de cette saga en quatre ans. Le quatrième tome, non planifié, mais qui s’est avéré nécessaire à la fin de ma première rédaction, a pris près de trois ans à s’écrire. C’est qu’entre temps, je suis devenue maman.
Avec cette maternité tardive, bien que désirée, j’ai découvert, grâce à la subtile influence de ma sage-femme, l’éducation bienveillante. J’ai lu sur le sujet, j’ai visionné des conférences d’Isabelle Filliozat sur la parentalité positive et Catherine Gueguen sur les neurosciences. J’ai déconstruit des a priori énormes à ce propos. Avoir cet enfant, avec cette perspective de l’éduquer non pas dans une relation de dominance (qui m’a ralenti dans mon désir d’enfant, pour être franche), mais de coopération et de guide, a chamboulé ma vie et mon écriture.
D’éducation bienveillante à des recherches sur les résistances pacifistes, à des luttes non violentes, l’enchainement a été si naturel qu’il a redéfini complètement ce que serait la fin de cette saga. J’ai relu avec une nouvelle lucidité mon premier jet et la direction qu’il prenait. Mon personnage, Miliac, a trouvé sa vocation dans cette nouvelle histoire plus positive que je construisais.
À propos de l’évolution de Miliac: Un Roussard qui change toute l’histoire
Si le style Hopepunk se retrouve principalement dans le grand genre de la science-fiction, je dois dire que je m’en rapproche, mais en Fantasy (de mœurs). J’ai besoin d’écrire une histoire positive, qui montre les résolutions d’obstacles avec lucidité, respect, humanisme. J’ai besoin d’histoires qui montrent l’exemple et surtout que c’est possible.
Comment durer 10 ans
Je crois que pour ce projet littéraire et l’ampleur qu’il a, c’est une excellente chose qu’il prenne son temps. Ma maturité fait mûrir mon projet et j’arrive tout de même à rester sur les mêmes thèmes. Ces thèmes d’ailleurs, se sont affinés au fil des ans et je les exploite de façon beaucoup plus consciente.
Comment je suis arrivée à maintenir un intérêt pour ce projet? Je n’ai pas toujours eu envie de l’écrire. Pour rester dans le même univers mentalement, j’ai fait des moodboards, des listes de musiques ou de sons ambiants qui m’inspiraient et exprimaient l’ambiance de mon univers.
Petite histoire de titre, le projet s’est d’abord nommé Chroniques de Narbrocque. Comme il n’était aucunement question de chroniques, j’ai opté sagement pour un autre titre. Il m’est venu soit La révolte des tièdes, soit La dissidence des tièdes. Des collègues m’ont fait remarquer que Tièdes leur faisait ni chaud ni froid. Reprise sur les chroniques, je me décide pour La dissidence de Narbrocque, puis Les Dissidents de Narbrocque, (DN de son petit nom de projet), qui se rapprochait plus des personnages. Récemment, j’ai préféré une forme encore plus courte en un seul mot, ce qui donne Dissidents, tout court.
Avant d’être maman, j’ai découvert la 3D et j’ai développé par la bande une maitrise des objets 3D. Avec des logiciels tels que Daz Studio, j’ai fait mes personnages. Avec World Machine, j’ai fait des territoires et des cartes. Je me suis même amusé à composer des thèmes musicaux. Ça peut paraitre comme de la procrastination, mais si je l’attache bien à mon projet, ça m’y ancre, en fait. L’important était de sortir parfois de la rédaction, mais de garder un pied dans l’univers et le développer autrement.
Cette année, j’envisage de faire des recherches plus poussées sur les luttes non violentes afin d’ébaucher une intrigue beaucoup plus soignée pour mon dernier tome. Entre les lignes de ces explorations, j’en profite également pour approfondir mes antagonistes. Car après dix ans, je connais par cœur mes protagonistes. Leurs opposants sont encore un peu flous.
J’ai trouvé très enrichissant d’apprendre des nouvelles habiletés en le liant à mon projet. Un peu à l’image de moodboard sur un personnage, un décor, une intrigue, je me suis lancé dans le montage (amateur, certes) de bande-annonce. J’ai appris à faire du montage audio et vidéo, à saisir le cœur d’une histoire et à en exprimant le nerf sans me perdre dans les détails. C’est très révélateur. J’ai aussi écrit des novellas dans le même univers que ma saga, dont Volontaire qui porte sur la jeunesse de Merime, dont voici la bande-annonce. Tout ça est un heureux mélange de plaisir et de travail.
À bien y réfléchir, ce projet perdure parce que je l’ai enraciné de plus en plus dans ce qui me construit en tant que personne. Ma maternité, mon territoire, mes valeurs actuelles, mon féminisme, mon désir de positivité. Il incarne une grosse partie de moi et s’y ressource.
Quelle est, selon toi, ton œuvre la plus importante de ton corpus? Quel est l’âge de ton plus vieux projet encore non terminé, mais que tu continues de travailler? Qu’est-ce qui te fait t’accrocher?
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