« Ce qui a été et qui pourrait être réside,
comme des enfants dont on ne peut voir le visage,
dans les bras du silence.
Tout ce que nous avons vraiment est ici, maintenant. »

— Ursula K. Le Guin, La Vallée de l’éternel retour

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Résumé

Asha songe à où marchent les morts et s’ils remontent vraiment jusqu’aux aurores boréales comme le raconte son peuple depuis des siècles. À force de vivre de façon précaire, et en silence pour ne pas les attirer, Asha rêve de marcher librement dans ce monde vaste qui lui est impossible de visiter. Lorsque la mort de son frère survient, Asha prend la décision de suivre son corps-vivant jusqu’au Grand Nord.

Extrait

Asha se demande où va ce corps. L’iris est dilué. Des cristaux zèbrent la pupille. Elle veut l’éclater, pour voir juste voir, si la viscosité de l’oeil persiste dans le froid.

Avec la lame en os de son poignard, Asha caresse le globe mort. Le cadavre est innofensif. Pourtant, elle désire le profaner. Qui peut savoir? Il n’y a personne ici pour voir et dire, et elle, elle peut oublier ce qu’elle souhaite faire ici. La pointe de son couteau gratte le givre en pellicules qui volent sous la brise du printemps. Pourquoi doit-elle laisser ce crâne intact là où elle le trouve? Il git déjà dans la boue putride de ses semblables, ses chairs liquéfiées par trop d’engel et de dégel se mêlent aux leurs. Ce n’est pas son os affuté qui y change quoi que ce soit.

Les corps de tous ces ancêtres l’effraient. Ils forment une longue laisse de marécage aussi forte que n’importe quel torrent. Une rivière macérée — la rivière — c’est ainsi que la piste de cette étrange migration se nomme. Asha la regarde en amont et en aval. Tout est silence, immobilité. Même les corneilles contournent ce courant. Qu’est-ce qu’un petit coup d’os dans un crâne, sinon une simple rencontre osseuse. Peut-elle extirper de ce cadavre une toute petite phalange? Une dent? Non, trop évident. Un éclat?

Un bruit sec claque entre ses lèvres. Elle enfonce son poignard dans la viscosité slocheuse de l’oeil. Quand le soleil est tout en haut, la chair se ramollit bien. L’orbite cède sous la pression, il coule; elle fait pleurer un ancêtre, songe-t-elle. Asha en frissonne ; elle joue contre les lois. Personne autour. Asha fouille l’oeil de sa lame. L’os qui frotte sur l’os; le duvet sur les bras d’Asha se dresse. Elle halète. La joue du cadavre s’humecte alors que l’autre oeil se tourne vers elle. La mâchoire claque. La viande congelée des joues se fend.

Progression
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